Contributeur : Alexis Gléron
Il y a quelque chose de perturbant avec les prix négatifs, qui surgissent parfois sur les marchés de l’énergie. En effet, s’il semble logique de payer pour acquérir un bien, n’est-ce pas étrange d’être payé pour le consommer ? A la limite, on peut accepter d’être rémunéré pour renoncer à sa consommation lors des moments de tension sur le réseau : cela s’appelle l’effacement. Mais pour consommer ? Alors que l’on nous répète à longueur de journée que les ressources sont rares et doivent être économisées (« l’énergie est notre avenir, économisons-la »), cela semble être une erreur, un bug dans la marche de l’économie.
Mais d’où viennent ces prix négatifs ? Sont-ils réellement des anomalies ? Les dysfonctionnements d’un marché rendu fou ? C’est ce que nous allons explorer dans cet article.
Comment naît un prix négatif ? Lorsque l’offre dans un marché est supérieure à la demande, mais pas seulement. En effet, dans la plupart des marchés, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix baissent, jusqu’à faire remonter la demande à la hauteur de l’offre, plus ou moins vite en fonction du type de bien (un économiste appellerait ça l’élasticité-prix). Avec des prix plus bas, les acheteurs sont incités à acquérir plus de biens.
Cette augmentation de la demande ne signifie pas forcément une augmentation de la consommation en tant que telle, elle peut aussi indiquer la création de stock par les acheteurs (on achète à prix bas en espérant revendre ou consommer plus tard) ou un export (on transporte le bien à un endroit où le surplus de production n’existe pas).
Deux conditions principales précèdent l’émergence de prix négatifs :
Pour récapituler, en présence d’un surplus dans la production d’un bien, lorsque que sa consommation est 1) peu réactive au prix, et que 2) son stockage et son transport sont limités, le prix de ce bien peut devenir négatif. Alors même que celui-ci a eu dans un récent passé une utilité, une valeur économique parfois très élevée, il devient alors un déchet dont le vendeur doit payer pour se débarrasser.
Pour prendre des exemples concrets, regardons comment ces prix négatifs se manifestent sur les marchés du pétrole, du gaz, et de l’électricité.
On nous répète depuis la première crise pétrolière de 1973 que le pétrole est rare, qu’il ne reste de stock que pour quelques années de consommation… Alors comment le prix de cette commodité omniprésente a-t-il peu atteindre – 37 dollars/baril en avril 2020 ?
Un choc de la demande : l’épidémie de COVID-19 a entraîné une baisse record de la consommation mondiale de pétrole (jusqu’à -20 millions de barils par jour). Les restrictions de déplacement ont joué le rôle le plus important dans cette baisse : en effet, le transport de personnes et l’aviation sont des secteurs très friands d’or noir. Si l’on ajoute à cela les difficultés initiales de l’OPEP (Organisation des Pays Producteur de Pétrole) à organiser à temps des réductions de la production, les prix du pétrole sur les contrats court-terme se sont écroulés en avril 2020.
Une capacité limite de stockage : Le pétrole étant un liquide, il n’est normalement pas trop difficile à stocker et à transporter. Toutefois il demande une infrastructure dédiée (pipeline ou train citerne pour le transport terrestre, cargos pétroliers pour le transport maritime et cuves spéciales pour le stockage). En cas de très forts aléas comme la crise du COVID-19, ces capacités peuvent être limitées.
Depuis cet épisode, les prix du pétrole ne sont pas redevenus négatifs, et ils sont repartis la hausse. L’apparition de prix négatifs n’est certainement qu’un accident de parcours pour l’or noir, mais cela prouve qu’ils peuvent apparaître partout où le stockage est contraint.
Le prix du gaz naturel n’est finalement pas devenu négatif en Europe, mais certains acteurs avaient peur qu’il ne le devienne à l’été 2020. Fin mai 2020, le prix du contrat TTF pour livraison en juin était passé en dessous de la barre des 2 euros/MWh. Un approvisionnement abondant, combiné avec une demande déprimée par l’impact du COVID-19, un hiver 2019-2020 chaud, et un remplissage rapide des stocks de gaz avaient poussé les prix à la baisse. Au final, l’utilisation des capacités de stockage ukrainiennes, habituellement boudées par les acteurs européens, a permis d’éviter les prix négatifs in extremis.
De manière générale, les producteurs gaziers (Norvège, Russie, etc.) n’ont pas forcément une incitation directe à diminuer leur production si le prix court-terme passe en dessous de leur coût de production, pour plusieurs raisons :
Ces contraintes technico-économiques, combinées à une demande subissant différent aléas (météorologiques, macroéconomiques) entraînent alors des surplus et des déficits dans les marchés gaziers et la possibilité de formation de prix négatifs ou nuls.
L’électricité, quant à elle, remplit toutes les conditions d’apparitions des prix négatifs évoquées dans notre introduction :
Le marché spot de l’électricité (c’est-à-dire le marché pour l’électricité livrée le jour J) est donc un terreau fertile de prix négatifs. Au début de l’année 2020, lorsque la consommation nationale a été impactée à la baisse par la COVID-19 ( à peu près -20% par rapport à une situation “normale”), ils se sont multipliés, surtout lors des week-end où la consommation est faible.
A l’été 2023, dans un contexte bien différent, c’est la croissance de la production solaire en Europe qui a conduit à de nombreux prix négatifs aux heures où la consommation était la plus basse.
Les prix négatifs sur le marché spot day-ahead (c’est-à-dire le marché pour l’électricité devant être livrée à J + 1) sont généralement issus de la combinaison sur quelques heures d’une demande faible, d’une production renouvelable élevée et de contraintes dans le fonctionnement des centrales thermiques.
En effet, les centrales thermiques fonctionnent à basse puissance durant la nuit, quand les prix sont faibles, afin d’économiser du combustible. Afin de capturer des prix plus élevés durant les pointes journalières, quand la consommation est haute, ces centrales doivent effectuer un “ramp-up”, durant lequel leur puissance augmente progressivement sur une durée de quelques heures (la durée exacte dépend de la technologie). Les centrales thermiques vont alors fonctionner même en cas de prix négatifs sur ces heures, afin de pouvoir réaliser un profit plus tard durant les heures de prix hauts.
La présence d’une production renouvelable élevée vient actuellement augmenter la probabilité de telles situations car bien que les installations hydrauliques, solaires et éoliennes aient des périodes de ramp-upnégligeables (elles n’ont pas besoin de “chauffer”), elles ne sont parfois pas incitées contractuellement à s’arrêter de produire durant les périodes de prix négatifs. En effet, une partie d’entre elles sont rémunérées à travers de tarifs d’achat fixes par MWh produit, quel que soit le prix sur le marché. Ce n’est cependant pas le cas des installations renouvelable qui bénéficient d’un contrat de complément de rémunération ou encore celles qui vendent leur énergie directement sur le marché de gros.
Les prix négatifs durant la crise du COVID-19 se sont multipliés car face à une demande exceptionnellement basse, seules les installations dont la production est peu réactive au prix de marché (cogénérations, nucléaire et renouvelables) ont continué à produire. En 2023, c’est la pénétration forte du solaire en Europe combiné à une demande déprimée par la crise énergétique de 2022 qui a conduit à de multiples occurrences de prix négatifs.
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